Le treizième poème du recueil est consacré aux souvenirs. Henry Bataille s’y exprime avec une langue très choisie où chaque mot a son importance. Il en résulte une impression très forte d’analyse et de sentiments...
- Portrait d’Henri Bataille par Félix Valloton
LES SOUVENIRS
Les souvenirs, ce sont des chambres sans serrures,
Des chambres vides où l’on n’ose plus entrer,
Parce que de vieux parents jadis y moururent.
On vit dans la maison où sont ces chambres closes...
On sait qu’elles sont là comme à leur habitude,
Et c’est la chambre bleue et c’est la chambre rose...
La maison se remplit ainsi de solitude,
Et l’on y continue à vivre en souriant —
J’accueille quand il veut le souvenir qui passe
Je lui dis : « Mets-toi là. Je reviendrai te voir... »
Je sais toute ma vie qu’il est bien à sa place,
Mais j’oublie quelquefois de revenir le voir. —
Ils sont ainsi beaucoup dans la vieille demeure.
Ils se sont résignés à ce qu’on les oublie,
Et si je ne viens pas ce soir ni tout à l’heure,
Ne demandez pas à mon cœur plus qu’à la vie...
Je sais qu’ils dorment là, derrière les cloisons,
Je n’ai plus le besoin d’aller les reconnaître ;
De la route je vois leur petites fenêtres, —
Et ce sera jusqu’à ce que nous en mourions.
Pourtant je sens parfois, aux ombres quotidiennes,
Je ne sais quelle angoisse froide, quel frisson,
Et ne comprenant pas d’où ces douleurs proviennent,
Je passe... Or, chaque fois, c’est un deuil qui se fait
Un trouble est en secret venu nous avertir
Qu’un souvenir est mort ou qu’il s’en est allé...
On ne distingue pas très bien quel souvenir ;
Parce qu’on est si vieux, on ne se souvient guère...
Pourtant je sens en moi se fermer des paupières.