« Projections »

Dimanche 15 février 2015, par Loïc Le Métayer

PROJECTIONS

Allongé sur un transat, repu, Tom a perdu son regard quelque part dans le ciel.
Son cousin Jack, allongé non loin, s’allume une cigarette.
Le raclement de la pierre du briquet attire l’attention de Tom ; mais la flamme est aveuglante, alors il tourne la tête et retrouve sa douce torpeur, quelque part dans le paysage de garrigue qui s’étend devant lui.

La lune, presque pleine, luit tellement qu’on ne se croirait pas au milieu de la nuit.
Tom connaît ce paysage par cœur ; il vient ici tous les étés depuis qu’il est né.
Mais malgré la lune qui joue à ensoleiller son monde, la vue semble changée.
Les reliefs paraissent plus marqués, certains détails ont disparu, et les ombres sont si présentes que les arbres semblent plus imposants.
Le cyprès, qui se dresse sur la petite colline qui fait face à leur maison, il ne l’a jamais vu si grand ni si mystérieux.
L’ombre élancée qu’il projette sur la végétation alentour, à peine visible, a des contours étranges.
Peut-être est-ce la pénombre qui empêche de bien en discerner les limites.
Peut-être est-ce la légère brise qui anime les branches des petits buissons qui se battent pour sortir de cette ombre.
Peut-être que c’est leur façon de râler, parce qu’ils ont aussi envie de profiter du bain de lune.
Tout semble plus vivant.
La silhouette du cyprès est si fine qu’on dirait une épée dressée vers le ciel.

— Dis voir Jack, il est bien sur le terrain du Julien le cyprès, non ?
— Hein ?
— Non, rien, laisse tomber...

Tom tourne à nouveau son visage vers le ciel.
Il n’y a jamais beaucoup de lumières alentour. Les nuits d’été, les étoiles sont toujours très visibles ici ; seuls les ramages des quelques pins et eucalyptus du jardin empêchent la voie lactée de s’étendre de tout son plein.
Aujourd’hui, il n’y a pas d’autre nuage que la fumée de la cigarette de Jack.
Alors que Tom observe les volutes délicates qui disparaissent dans l’indigo, il se dit que regarder les étoiles est moins drôle que de chercher des formes dans les nuages, comme on le fait quand on était enfant. C’est moins palpitant, puisque les étoiles ne bougent pas.
Les formes géométriques qu’elles tracent restent immuables ; c’est un spectacle plus serein.
Il reconnaît la Grande Ourse et Cassiopée, les deux seules qu’il arrive à retrouver ce soir. La Petite Ourse est cachée par un eucalyptus. Et le Dragon, il ne le connaît pas assez bien, il n’en voit que la tête.
Pourtant son grand-père le lui a montré plusieurs fois. Il en connaissait une petite vingtaine, mais se plaignait sans cesse d’en avoir connu plus de cent et de les avoir oubliées. Il exagérait probablement un peu quand il disait en connaître cent. Tom se demande combien de constellations existent...
A chaque fois qu’il regarde un ciel étoilé, il repère tout de suite la Grande Ourse, puis il peste de ne pas avoir retenu la dizaine d’autres qu’on lui a apprises. Et il repense à son grand-père, et ses cents constellations oubliées.
Quand il est dans un endroit qu’il ne connaît pas, après la Grande, il trouve la Petite Ourse, donc l’étoile du Berger et se dit : « Ah ! le nord est là ».
Au fond, c’est peut-être pour ça qu’on a inventé les constellations. Quand on admire cet abîme mystérieux avec ses milliers d’yeux, plutôt que de s’y perdre jusqu’au vertige, on retrouve la Grande Ourse et on se dit : « Ah ! Ça, je connais ». Il y a de son grand-père dans ces sept étoiles, elles lui sont familières.
C’est fou ce que les gens ont pu voir dans les étoiles. Ce triangle-là, c’est la tête d’un dragon. Ce carré-ci, c’est le corps d’une ourse. Ce... ce polygone bizarre, c’est un cygne. Et ce tas d’étoiles-là, c’est une héroïne de la mythologie grecque.

Tom se demande ce qui est passé par la tête du mec qui a décidé, en premier, de donner un nom à une constellation.
« Oh, là ! Ces cinq étoiles ! On dirait ma femme ! Je les appellerai “Georgette”. »
Et quand il a fait part de sa découverte à ses amis, ils lui ont répondu : « Mais non, ça peut pas être Georgette ! Elle est moins large des hanches, Georgette. »
— Et puis c’est personne Georgette, pour être dans le ciel comme ça !
— Ouais, t’as raison, ça doit être Athéna ou Artémis, ou une autre déesse.
— Non, elle a de trop gros seins, ça doit être Aphrodite.
Et un jour, un astronome leur a dit que non, que Aphrodite c’est une planète, et que de toutes façons, maintenant on l’appelle Vénus. Cons de Grecs.
Alors Georgette, ça pouvait pas être Vénus.
Cassiopée à la rigueur, mais pas Vénus.
Et là, un astrologue ajoute que si la Vierge faisait la gueule à Cassiopée quand tu es né, tu auras une mort violente. Et si la lune caressait le cygne au même moment, tu seras riche mais pas trop.
A ce moment, Tom se rend compte qu’il ne sait pas où se trouve le Lion, son signe astrologique.
— T’es de quel signe, Jack ?
— Poisson, pourquoi ?
— Tu sais où elle est la constellation du poisson ?
— Aucune idée !

Le grand cyprès qu’on dirait une épée, Tom l’appellera « Excalibur ». Il dira à ses petits-enfants que, quand Excalibur pointe sur la lune, un couple se sépare dans le monde. Et il râlera que, quand il était jeune, il connaissait le nom de tous les arbres de la colline. Alors ils demanderont pourquoi le cyprès s’appelle « Excalibur » et pas « Damoclès » ou juste « Épée ». Tom leur répondra que...
— Eh, Jack, c’était quoi le nom de la série préférée de Tata déjà ?
— Je sais plus, je l’ai jamais vue cette série.
— ’Tain, ta mère te donne le prénom d’un héros de série et toi t’as même pas essayé de voir à quoi il ressemble ?
— Non, je préfère pas ! ... Et toi, tu sais pourquoi elle t’a appelé Thomas ?
— Non...

Le regard à nouveau absorbé par la fumée de la cigarette de son cousin, Tom se demande si Tata Didi l’a appelé comme ça pour qu’il devienne acteur, ou riche et célèbre. Peut-être que le personnage de la série télé fumait et que c’est pour ça que Jack fume aussi.
Les prénoms, ce serait comme les constellations : un point de repère. On espère que ça portera chance au bébé. On l’appelle Albert, comme Einstein, puisqu’il est Sagittaire, on est sûr que ce sera une flèche.
Et on accouche quand la lune caresse le cygne, mais en faisant attention que Vénus n’ait pas foutu une baffe à Cassiopée la veille.
Pourquoi Vénus et Cassiopée et pas Aphrodite et Cassiopée ?
D’ailleurs c’était qui Cassiopée ? Est-ce qu’elle a une épée Excalibur ?
Le cyprès va faire saigner la Lune, et aussi le Jack de la série de Tata Didi, avec ses volutes de fumée d’Excalibur.
Dans l’ombre du Jack, il y a des étoiles avec des gros seins...

Tom dort.

— Loïc Le Métayer

 

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1 Message

  • Projections 16 février 2015 07:41, par Laurence Boutinot

    Bravo Loïc ! Oui au début j’ai pensé qu’il risquait d’être un peu long mais tout compte fait non , il est dynamique il a du rythme et il rebondit bien ! Je suis pour !

    Répondre à ce message