Sayd Bahodine Majrouh « Les Chants de l’errance »

Dimanche 12 mai 2013, par Mots Passants

Afghan et poète (ce n’est pas incompatible), Sayd Bahodine Majrouh fut un conteur inspiré.
Sayd Bahodine Majrouh était docteur en philosophie de l’Université de Montpellier. Il fut doyen de la Faculté des lettres de Kaboul et gouverneur de province. En exil au Pakistan, il fonda et dirigea le Centre Afghan d’Information, jusqu’à son assassinat en 1988.
Il rédigea avant avril 1978 les premiers chants d’une grande fable prophétique : « Ego-Monstre ». Son Voyageur de Minuit est un voyageur de l’esprit, mais il sait qu’il devra « jouer de la flûte sur sa propre colonne vertébrale » tandis qu’il marche face au Monstre, face à la tyrannie — toujours en vain, semble-t-il, puisque l’imminent Dragon est déjà là, en conquérant absolu — d’où ces « Chants de l’Errance ».
Assassiné à Peshawar, ce poète magnifique était aussi une pure figure de la résistance afghane. Tel son voyageur, il lui échoit, « à la fin des fins » d’être « un pont qui relie la demeure de ceux qui n’y sont plus à ceux qui n’y sont pas encore ».
Pourquoi aller chercher des explications alambiquées quand il est aussi simple, avec leur autorisation d’aller s’alimenter aux commentaires et présentations de la revue « Orphée ». Mieux valant, en l’occurrence s’adresser au bon Dieu qu’à ses saints. Merci donc à Orphée.

(photo par Nadejda)

Nous proposons ici un extrait des « Chants de l’errance » :


Rompant le silence qui suivit le récit du jeune homme, Le Voyageur de Minuit demanda :
— Dis-moi, mon ami, après les enfants, sur quel pôle as-tu orienté ta marche ?
— Ami Voyageur, répondit-il, au lendemain de ce mémorable passage parmi des êtres qui avaient complicité de ciel, il me fallut trouver enfin de réels habitants de la terre. C’est alors que je partis à la rencontre des femmes.
Dans les camps de l’exil, je les découvris tristes, infiniment plus tristes que les enfants et les hommes. Chaque jour, aux deux crépuscules, elles parcouraient d’éprouvantes distances à travers la plaine aride, de lourdes cruches sur la tête et sous leurs bras, pour aller puiser de l’eau à une source saumâtre, la seule disponible en ces lieux. Durant la journée, elles ramassaient du bois mort, des fagots d’épineux secs pour le feu où elles cuiraient leur pain.
Nul sourire, nul chant sur leurs lèvres. Et leurs longues robes ternes, comme endeuillées dans le tissu même ! Et ces voiles sombres qui leur couvraient la tête et la face, ne laissant à certaines que leurs yeux ! Ces chevelures si sommairement arrangées là-dessous ! Ces visages sans maquillage ! Que de tristesse en elles ! La poudre noire de l’antimoine n’ornait pas le bord délicat de leurs paupières, ni le rouge des écorces tendres de noyer ne colorait leur bouche, ni le héné ne fleurissait de dessins sur leurs mains. Seuls demeuraient, tatoués sur leurs fronts ou leurs mentons, impossibles à effacer, les grains de beauté verts.
Dans le regard de quelques-unes, toute espérance semblait éteinte. Les yeux de certaines autres étincelaient en revanche d’un indomptable feu. Pauvres et sans apprêt, elles avaient préservé leur beauté. Les plus âgées offraient visages à l’ancestrale dignité.
À mi-chemin du camp et de la source trouble, un arbre plusieurs fois centenaire étageait ses ombrages. Il constituait une halte obligée, et bienvenue, sur l’aride parcours. Celles qui allaient croisaient celles qui revenaient avec les lourdes cruches, et elles se reposaient là un moment, reprenant souffle et forces. Un jour que je m’y trouvais aussi, le dialogue s’engagea. Je leur demandai ce qu’elles pensaient de la vie en terre d’exil.

Elles baissèrent les yeux, chuchotèrent. Puis, l’une d’entre elles prit la parole :
— Le plus dur, en exil, c’est l’étrange. Ici, tout est étrange, et nous sommes des étrangères…

Une autre poursuivit :
— De cette source, nous revenons chaque fois plus épuisées. Des esprits malveillants habitent ses eaux. Elle nous affaiblit. Parfois elle donne la fièvre et le délire.

Une troisième intervint :
— Chez nous, à la sortie du village, juste au flanc de la montagne blanche, il y avait notre source. Son eau était limpide, pure. Elle nous faisait miroir. Elle enivrait de santé. Nous y allions en chantant et revenions sans fatigue, nos lourdes cruches sur la tête, en l’écoutant murmurer derrière nous quand nous la quittions. C’est elle, avec nos mères, qui nous a appris à chanter.

Une autre :
— Et puis, les cavernes… Il y avait des cavernes autour de notre source, là-bas, au flanc de la montagne blanche. Et elles étaient habitées par des esprits amis. On les sentait se réjouir à notre venue. On pouvait les approcher, leur parler à travers l’écho et ils répondaient avec des notes cristallines qui venaient rebondir sur le murmure de la source. Ils nous faisaient rire aux éclats parfois, et reprenaient nos chansons. Ici la source est brune et rien ne chante.

Une autre encore :
— En terre d’exil, nous ne savons pas marcher. En marchant, nous ne savons pas ce que nous aimantons sous nos pas. Chez nous on savait où mettre les pieds pour ne pas écraser ou blesser les enfants des djinns et éviter qu’ils se vengent sur nous parce que les djinns de chez nous faisaient des enfants partout en tous lieux et surtout dans les troncs des très vieux arbres et au fond des cavernes et le long des sentiers. On savait reconnaître leurs nids, ah cà ! et les contourner, pas comme ici avec ces djinns inconnus, aux habitudes bizarres et qu’on ne devine pas bien. On bouleverse leur ordre, pour sûr, et on les rend malveillants, même les meilleurs, et alors comment les reconnaître, les apprendre ? Et c’est pour ça qu’en exil la marche est si vite pesante, parce qu’ils sont outragés, et qu’ils nous tirent par les chevilles !
(…)

Cet extrait est tiré du recueil « Les Chants de l’errance » paru dans la collection « Orphée » aux éditions de la Différence. La présentation en est faite par Serge Sautreau qui en a assuré la traduction avec l’auteur.

 

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