« Le quotidien du jeune soldat Bouhallier… »

Mercredi 2 janvier 2013, par Gaspard Bouhallier

1 : Le quotidien

Il est cinq heures de l’après-midi, mais je ne sais pas quel jour on est. Je ne connais pas non plus le mois ni l’année. D’ailleurs que sais-je ? Je n’en sais rien, je ne veux pas savoir. Je sais juste que je suis seul, ici, attendant au milieu des gravats. Mon menton caresse la poussière, je suis allongé sur le ventre, sur une plaque de plâtre qui s’est détachée du mur deux jours plus tôt. Elle est noircie, parsemée de trous et saupoudrée de débris. Des clous, des cailloux, des morceaux de verre et trois douilles. Les miennes, celles de mon fusil que je tiens contre mon épaule. Une crampe la parcourt mais je n’y pense plus. Je ne dois pas y penser. Je dois simplement observer l’horizon à travers mon viseur. Mon regard scrute les ombres, leurs contours, les restes des bâtiments, et les cadavres qui jonchent la route. J’en vois trois, ceux que j’ai abattus. Deux hommes hier, un vieux et un jeune, et une femme aujourd’hui. Ils me paraissent petits de là où je suis. Du clocher tout me paraît dérisoire. Ils doivent être à quarante, cinquante mètres environ, pourtant quand je les vise ils sont si proches. Je peux les atteindre du bout des doigts. Je pourrai presque sentir le parfum fleur d’oranger que porte peut-être cette femme. Elle a des cheveux bruns, porte un châle vert brodé de lys qui recouvre sa chemise noire sanguinolente, et une jupe verte déchirée. Elle devait être jolie, c’est dommage voire un peu triste pour elle. Elle n’aurait pas dû être ici, mais c’est ainsi. Attendre tel est mon rôle. Attendre que quelqu’un vienne pour que je tire. J’ai attendu et le pas tremblant elle est arrivée, effrayée, se cachant contre les parpaings pour passer inaperçue. Je l’ai vu se faufiler derrière un pan de mur, je l’ai visée, la balle est partie, et elle est tombée. C’est triste pour moi qui la vois de là-haut car je ne peux que la contempler, j’aurais aimé la sentir.

Mon nez respire l’odeur de la fumée errante, opaque et irritante. Elle me masque en partie la vue, elle est dense. Il fait froid, mon souffle devient buée, elle se colle sur les verres de mon viseur. Je les essuie mais rien n’y fait, elle revient cette charogne. Des nuages entachent le ciel, il fait sombre, la nuit tombera sans doute dans quelques heures. Je le sens, je le sais. Et quand elle sera là je devrai me replier, retourner sur mes pas et me terrer. Chercher dans mon sac les restes d’un repas en boîte et enfin roupiller un peu. Ensuite j’attendrai les ordres du capitaine, il devait me contacter hier. Peut-être a-t-il oublié ou alors il est mort. J’en sais rien, je ne veux pas savoir. Je dois attendre, c’est tout ce que je sais faire et c’est tout ce que je dois faire. Attendre, en voilà un joli verbe. Attendre, voici ce qu’on fait à la guerre. Attendre qu’une cible arrive, attendre les ordres, attendre de mourir, attendre de vivre, attendre pour manger, pour dormir, pour rêver, pour se réveiller et pour attendre de nouveau. On m’a dit d’être là eh bien j’y suis et j’attends. Mais putain qu’est-ce que c’est chiant ! Il n’y a rien, pas de musique pour voguer, pas de livres pour rêver, rien qu’un ennui latent qui ampute ma raison. Je me sens las, fatigué, morbide et faible. Pourquoi tout cela ? Il n’y a pas de réponse, c’est ainsi, c’est comme ça que cela doit être. Je n’en sais presque rien et tout ce que je sais est incompréhensible. Cette guerre est en soi une chose incompréhensible. On ne sait rien et on ne peut rien savoir, ou plutôt il vaudrait mieux ne pas savoir. C’est l’ère de l’ignorance et moi comme acteur de ce temps j’ai obtenu un rôle dans cette comédie. Je me suis engagé il y a quelques mois déjà et je suis parti. Un camion m’a emmené avec d’autres soldats, des gars sympas quoiqu’un peu stupides. Nous sommes arrivés dans une caserne, c’est là-bas que nous avons été formés. Les jours ont passé sans que je puisse les compter. On m’a traîné de casernes en camps, de camps en villes, et de villes à ici. Je suis ici dans un endroit sans nom depuis quelques jours déjà, et je tire sur ce qui vient. Si ça ce n’est pas absurde alors qu’on me dise ce que c’est.

Une goutte d’eau, deux gouttes, des centaines de gouttes s’écrasent sur la route. Une sale pluie vient achever ma journée, je n’aurais pu mieux rêver ! Elle tombe du ciel, humidifie le sol pavé, le nettoie du sang qui s’y était ancré, ruisselle entre les dalles emportant les graviers, la terre et les éclats d’ardoise. Elle me bombarde de ses froides ogives, frappe mon visage, le déteint, le sculpte, le blesse. L’eau dégouline de mon menton, se suspend à mon nez, mouille mes cheveux, creuse mes cernes et alourdit mon regard. Il fait froid, mes dents grincent et en silence je tremble. Ma vue est brouillée par le temps, je ne distingue plus rien. Le père Noël pourrait bien passer sans que je puisse le distinguer d’un clébard bourré. J’enrage, mais je suis contraint d’admettre que pour l’instant je ne peux plus rien faire. Je ramène mon fusil sur le côté droit en l’empoignant avec prudence, le cache de la lunette pend au bout d’un élastique. Je l’attrape et recouvre la lunette en faisant attention à bien couvrir les verres. Je regarde derrière moi, il n’y a rien hormis des graviers, de la poussière, deux parpaings et une cloche de bronze éventrée. Ma main droite tenant mon fusil, ma main gauche repousse le sol, me faisant lentement reculer. Mes hanches se frottent contre les restes des murs, c’est désagréable mais j’en ai désormais l’habitude. Les gravats, le bitume, les éclats de verre et d’ardoise, la poussière, la boue et les clous font partie de mon quotidien. Je les renifle, je les respire, je les embrasse, je les mords, je les caresse, je les déteste. Bref je les côtoie tous les jours et ça depuis le début du conflit. Je finis par atteindre la cloche, je me retourne et m’accroupis pour passer dans le trou. Il a été formé par un obus qui a traversé le clocher fendant ainsi tout une partie de l’objet. Il y a des restes de fonte incrustés dans la cloche, le métal était tellement chaud qu’il a fondu à l’impact. Le tout ressemble plus à un œuf fendu qu’à une cloche. Mais peu importe et tant mieux pour moi, j’ai de quoi m’abriter. Pas que c’est confortable mais j’ai un support sur lequel ma lourde tête peut se reposer et durant une heure ou deux je pourrai me laisser aller.

 

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